Stylométrie, intelligence artificielle et poésie en classe à partir de l'œuvre de Jacques Prévert

Stylométrie, intelligence artificielle et poésie en classe à partir de l'œuvre de Jacques Prévert. (PROGRAMMATION DIDACTIQUE POUR ÉTUDIANTS DE FRANÇAIS COMME LANGUE ÉTRANGÈRE)



Ces dernières années le mélange entre littérature et technologie a ouvert de nouvelles voies pour explorer le langage et la créativité, spécialement grâce aux intelligences artificielles. 

L'une des approches les plus stimulantes est l'utilisation de la stylométrie, une discipline qui combine l’analyse textuelle, les statistiques et l’informatique afin d’étudier les particularités du style littéraire sous un angle quantitatif. 

Cet outil ne cherche pas à remplacer l'interprétation subjective ou la lecture littéraire traditionnelle, mais peut aider à la compléter en révélant des schémas, des structures et des régularités souvent imperceptibles à l’œil nu, comme c’est dans le cas des textes anciens, grâce à laquelle beaucoup de découvertes concernant l’attribution de l’auteur ont été réalisées. 



Dans cette proposition pédagogique nous présentons la stylométrie comme un outil éducatif qui, allié à des IAs permet d’aborder la poésie de manière différente et plus interactive avec les élèves, qui souvent ne montrent pas beaucoup d’intérêt pour ce genre littéraire. 

L’activité prend pour point de départ l’œuvre de Jacques Prévert, un poète avec une écriture qui peut paraître en apparence simple, très proche du langage oral et pleine de répétitions, ce qui la rend idéale pour ce type d’analyse. L’objectif est d’articuler lecture, réflexion stylistique et création poétique avec la technologie. Il s’agit également de favoriser une attitude critique face à l’usage de l’intelligence artificielle dans le domaine littéraire, en montrant que ces technologies ne se contentent pas de nous faire gagner du temps, mais permettent aussi d’atteindre des niveaux d’analyse plus riches. 

Méthodologie

La proposition repose sur une méthodologie active, participative et basée sur la découverte. Ici, les élèves ne sont pas de simples récepteurs de savoirs, mais deviennent chercheurs et créateurs. 

Le projet se structure en plusieurs étapes.

Une première phase de lecture et d’observation manuelle du style de Prévert, une deuxième phase d’analyse stylométrique à l’aide d’outils numériques, et une troisième phase d’écriture poétique, où les élèves rédigent un texte inspiré du style de l’auteur, qu’ils soumettent ensuite à un nouvel examen numérique.



Déroulement de l’activité:


La séquence didactique se développe sur cinq séances.




REMIÈRE SÉANCE: Lors de la première séance, on lit et commente quelques poèmes célèbres de Jacques Prévert : Déjeuner du matin, Barbara, Page d’écriture, Familiale... Et puis on travaille à identifier manuellement des traits récurrents tels que les anaphores, les structures parallèles, les énumérations, les phrases courtes et les répétitions lexicales. Ce premier contact permet de percevoir intuitivement le style de l’auteur.

DEUXIÈME SÉANCE: La deuxième séance est consacrée à l’exploration de Voyant Tools.


https://voyant-tools.org


C’est un outil d’analyse textuelle en ligne permettant de visualiser la fréquence des mots, l’apparition des termes-clés, les concordances, etc. On charge les poèmes analysés, puis on interprète collectivement les résultats, en visualisant comment les caractéristiques observées à la main peuvent être quantifiées (cela permet de comprendre de manière concrète comment le style peut être mesuré).


TROISIÈME SÉANCE: Elle se focalise sur la création poétique. À partir des observations faites on propose d’écrire un poème à la manière de Prévert.  L’exercice peut se faire individuellement ou en petits groupes et il s’agit non seulement de reproduire des éléments formels, mais aussi de s’approprier du ton du poète, à savoir l’ironie, le quotidien… qui permet de travailler avec un vocabulaire en concordance au niveau de la classe. 






QUATRIÈME SÉANCE: Lors de la quatrième séance les productions des élèves sont à leur tour introduites dans Voyant Tools à nouveau, afin de les comparer aux textes originaux. Cela permet de valider stylométriquement chaque production et de réfléchir à la propre écriture.



CINQUIÈME SÉANCE: La dernière séance est consacrée à une mise en commun, pour lire en voix haute certains des poèmes, commenter les résultats d’analyse et essayer de faire un débat critique autour de l’intelligence artificielle: peut-elle comprendre la poésie? Peut-elle écrire comme un vrai auteur? Quelles en sont les limites et les risques dans le domaine des humanités?







Exemple:

1.

Nous commençons la séance par une lecture collective du poème Familiale de Jacques Prévert:

La mère fait du tricot 

Le fils fait la guerre

Elle trouve ça tout naturel la mère 

Et le père qu'est-ce qu'il fait le père? 

Il fait des affaires 

Sa femme fait du tricot 

Son fils la guerre 

Lui des affaires 

Il trouve ça tout naturel le père 

Et le fils et le fils 

Qu'est-ce qu'il trouve le fils? 

Il ne trouve absolument rien le fils 

Le fils sa mère fait du tricot son père des affaires lui la guerre 

Quand il aura fini la guerre 

Il fera des affaires avec son père 

La guerre continue la mère continue elle tricote 

Le père continue il fait des affaires 

Le fils est tué il ne continue plus 

Le père et la mère vont au cimetière 

Ils trouvent ça naturel le père et la mère 

La vie continue la vie avec le tricot la guerre les affaires 

Les affaires la guerre le tricot la guerre 

Les affaires les affaires et les affaires 

La vie avec le cimetière. 


Jacques Prévert , Paroles, 1946, Ed. Folio


Questions que nous pouvons nous poser après la lecture:

Quelles sont les répétitions que nous pouvons repérer? Quelles structures syntaxiques sont récurrentes ? Que nous dit le poème sur les personnages ? Sur la société ?Quelle est l’ambiance du texte ? Ironique ? Tragique ? Mécanique ?

Quelques idées à repérer: 

Forte répétition des verbes faire, continuer, trouver. Structures en parallèle : la mère fait… / le père fait… / le fils fait… Un rythme circulaire, obsessionnel, basé sur la répétition lexicale. Effet de distanciation et de critique sociale.


2.

Le poème est copié dans Voyant Tools, qui permet une visualisation automatisée du lexique, des fréquences et des motifs syntaxiques.




Résultats de l’analyse du poème Familiale :

Nuage de mots. Les mots les plus fréquents sont :


- affaires (10 fois)

- père (8 fois)

- guerre (8 fois)

- fils (8 fois)

- mère (6 fois)

- tricot (5 fois)

- continue (5 fois)

- trouve (4 fois)

- vie (3 fois)

- naturel (3 fois)

-…


Graphiques de fréquence: On visualise l’évolution des mots comme guerre, tricot, affaires au fil du texte. Leur fréquence renforce l’idée de boucle, de routine tragique…


Observation de concordances: L’outil permet d’étudier chaque occurrence d’un mot dans son contexte. Par exemple :

-fait des affaires revient mécaniquement, toujours lié au père.

-trouve ça tout naturel est attribué au père et à la mère, jamais au fils.


Longueur des phrases: Voyant Tools permet de constater que Prévert utilise des phrases très courtes, souvent juxtaposées, sans subordination. Cela crée une rythmique plate, narrative, mais aussi absurde.

Analyse linguistique plus détaillée:

Syntaxique: phrases simples, souvent réduites à leur minimum grammatical, sujet + verbe + complément. (Structures parallèles qui donnent un impression de froidure et cycle).

La mère fait du tricot.

Le fils fait la guerre.

- Le père fait des affaires.

Verbes: le poème utilise principalement le présent de l’indicatif.

Ils trouvent ça tout naturel.

Aussi le futur simple apparaît ponctuellement:

Quand il aura fini la guerre / il fera des affaires avec son père.

Et le passé composé n’apparaît qu’une fois :

Le fils est tué.

Ici on peut noter que ce changement de temps marque une rupture tragique dans la mécanique répétitive du poème, mais immédiatement on retourne au présent (« la vie continue »).

Les groupes de verbes récurrents sont: 


faire + complément : fait du tricot, fait la guerre, fait des affaires

- trouver + complément : trouve ça naturel

- continuer : utilisé intransitivement


De plus, nous avons travaillé avec Chatgpt ce tableau pour classifier les champs lexicaux dominants: 

Personnage

Action (verbe)

Domaine / champ lexical

La mère

tricoter

champ domestique

Le père

faire des affaires

champ économique et capitaliste

Le fils

faire la guerre

champ militaire, violent


3.

Après avoir identifié les caractéristiques du style de Prévert, on peut écrire un poème qui en imite la forme, tout en respectant la répétition des structures syntaxiques, l’usage de phrases brèves, un ton neutre voire ironique ou un thème contemporain.


EXEMPLE: 

Le père est sur son téléphone
La mère est sur sa tablette
Le fils est sur son ordinateur
Ils trouvent ça pratique.

Et la fille? Elle regarde son écran aussi
Chacun a son écran
Chacun dans sa bulle.

Le dîner est prêt, personne ne parle
Ils continuent de scroller
Les doigts bougent, les yeux brillent
Ils trouvent ça normal.

Puis un jour le réseau coupe
Personne ne sait quoi faire
Ils se regardent pour la première fois
Ils trouvent ça étrange
Et le silence commence.


4. 

Les textes des élèves sont ensuite insérés dans Voyant Tools pour observer :

- Les mots les plus fréquents: répétitions cohérentes?

- Les structures parallèles: sont-elles présentes?

- Le ton général: reproduction de la neutralité poétique?

- La présence d’un motif dominant



À cet égard, nous pouvons signaler que le poème crée utilise de la même manière principalement des phrases simples, courtes et au présent de l’indicatif, telles que «Le père est sur son téléphone », «La mère est sur sa tablette». Aussi la structure syntaxique dominante est de type sujet + verbe + complément, ce qui donne un rythme régulier et monotone, comme dans Familiale.

Nous remarquons une présence de groupes nominaux simples (le père, la mère, la fille, l’écran) et de groupes prépositionnels comme sur son téléphone, dans sa bulle. Les phrases ne comportent ni subordonnées ni constructions complexes.

Le champ lexical est centré sur la technologie (téléphone, tablette, ordinateur, écran, réseau) et le silence (personne ne parle, le silence commence). Les répétitions syntaxiques et lexicales sont marquées, avec des constructions de phrases parallèles: chacun a son écran, chacun dans sa bulle, ils trouvent ça pratique, ils trouvent ça normal.

Cependant, comme le montre le graphique analysant la fréquence des mots du poème, on observe qu’il n’y a pas autant de répétitions lexicales que dans le poème de Prévert, qui insiste davantage sur les mêmes termes.


5.

Enfin, une discussion est organisée autour de plusieurs questions :

  1. Qu’est-ce que l’IA vous a permis de découvrir que vous n’auriez pas vu?

C’est vrai que certaines répétitions dans le poème, on les voit direct en lisant, surtout quand c’est super évident comme chez Prévert, mais avec l’IA ce qui est intéressant c’est qu’elle te montre aussi les mots qui reviennent souvent mais de manière plus discrète. Ça va plus loin que ce qu’on remarque juste dans une première ou deuxième lecture.

  1. Peut-on écrire “comme un auteur” avec des données?

On peut essayer, surtout si on regarde bien comment l’auteur construit ses phrases, les mots qu’il aime utiliser, les rythmes, tout ça. Mais je pense qu’on peut seulement s’en rapprocher. Il manquera toujours un peu la sensibilité ou l’esprit personnel de l’auteur. Par contre, pour faire un exercice ou jouer à imiter un style, les données aident vraiment.

  1. L’analyse numérique remplace-t-elle ou enrichit-elle la lecture sensible?

Je dirais qu’elle l’enrichit mais elle peut pas la remplacer. Lire un poème c’est pas juste compter les mots. Faut ressentir, imaginer, interpréter. L’analyse numérique te donne des outils, des infos précises, mais c’est toi qui dois faire le lien avec le sens. C’est un plus, pas un remplacement.

  1. Que nous apprend l’IA sur la langue et notre manière d’écrire?

L’IA et la stylométrie te montre qu’on a tous des tics d’écriture, même quand on s’en rend pas compte. Et chez les auteurs, c’est encore plus flagrant. Ça aide à mieux comprendre le style de quelqu’un, ou même à améliorer le tien si tu fais attention à ce que tu écris.



RÉSULTATS:

Ce travail montre que la stylométrie permet de :

  1. Lire en profondeur et avec rigueur des textes littéraires.
  2. Développer une conscience stylistique et linguistique.
  3. Comprendre la poésie contemporaine au-delà de l’émotion.
  4. Se familiariser avec des outils numériques en contexte littéraire.
  5. Créer à partir d’un modèle, tout en s’appropriant une voix.


SOURCES ET OUTILS UTILISÉS:

Les poèmes de Jacques Prévert constituent la base de cette activité, en particulier Déjeuner du matin, Barbara, Page d’écriture ou Familiale (de son recueil Paroles: Jacques Prévert , Paroles, 1946, Ed. Folio). On s’appuie également sur les travaux critiques de Anne-Sophie Bories, notamment son article “La répétition poétique” (dans Romantisme nº 155, 2012), ainsi que sur l’étude “Prévert et la répétition: entre oralité et mécanique poétique”.

L’outil principal est Voyant Tools (https://voyant-tools.org), une plateforme gratuite qui permet de charger des textes poétiques et d’obtenir une visualisation statistique du contenu linguistique. Une autre IA, ChatGPT (https://chatgpt.com),  a également été utilisé. 


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